Maya Y. Quelques notes retenues
Elle était mon amie, nous avions une entente tacite et immédiate... Elle reste présente en moi et aujourd'hui 2 novembre, je lui donne donc la parole : " Écrire est pour moi aussi nécessaire que respirer. J'ai
évidemment mes périodes sèches comme beaucoup. J'écris de la poésie, des
contes, des nouvelles, mais aussi des essais, des textes de conférence. Le
texte que je vous ai proposé ce matin est un début de quelque chose que
j'aimerais construire avec les autres. J'ai de petits romans achevés. Mais je
suis contre la propriété intellectuelle privée. Quand j'en trouve le temps, je
partage mes textes de différentes manières avec ce souci d'insister toujours
que tout ce que je donne ne m'appartient plus. Je ne sais pas si cela fait sens
pour vous qui êtes écrivain et signez vos livres. Pour moi c'est davantage une
posture idéologique et politique. Ma façon de résister à un système qui me
heurte. "
Maya Yammine
Maya Yammine
Haïbun 1 : texte et haïku associés
Ce matin, en descendant la bouche du parking qui mène à ma
voiture, quelque part entre le moins un et le moins deux, sur la deuxième
marche à partir du haut, ma vue plonge sur une forme sombre. Le cerveau humain
a cette capacité d'anticiper. Je devine avant même de bien m'approcher qu'il
s'agit d'un pigeon. Il ne bouge pas. Il est recroquevillé comme s'il avait
froid, au coin du mur. Une composition en noir et blanc. Un damier en cascade.
Une pensée me traverse : il ne dort pas.... Je fais un pas de plus. Je tends ma
main pour caresser ses plumes. Je retiens un sursaut sur le point d'arriver me
disant qu'à mon toucher il allait s'ébrouer. Mais... Il ne bouge pas. Ses
plumes sont encore tièdes. Est-ce qu'un oiseau refroidit quand il n'est plus là
? Je le regarde encore. Il y avait dans sa mort quelque chose de digne, de
tendre, de gracieux. À l'abri des regards, à l'abri du froid, à l'abri du bruit
il a choisi de partir doucement. Je sais que c'est infantile. Que certains
appellent les pigeons rats, ou parasites. Je sais qu'il y en a qui meurent tous
les jours de froid, de faim, de maladie. Mais est ce qu'on choisit pourquoi la
mort d'un pigeon peut nous émouvoir ? Je veux imaginer qu'il dort. Une grasse matinée d'un
oiseau baladeur qui ira plus tard becqueter des bouts de pain offerts par des
mamies
bruits et bavardages
peu à peu la rue les avale
avec dégoût
peu à peu la rue les avale
avec dégoût
Haïbun 2 :
Le dimanche est une journée ouverte : une possibilité
de... Parfois, l'air du temps nous pousse à l'occuper de manière superficielle,
parce qu'il est contre la bienséance moderne de dire que j'ai gardé mon
dimanche pour moi, à ne rien faire, à glandouiller en pyjama, à lire, à écouter
de la musique ou une émission de radio, à cuisiner, préparer des provisions
pour l'hiver, à s'occuper de soi, de sa peau, de ses cheveux, de son corps,
méditer dans un petit coin de la maison, s'ennuyer...
La bienséance moderne refuse le concept de l'ennui:
l'ennui fait de nous des êtres pauvres, inintéressants. Il faut s'agiter, sans
cesse, pour oublier qu'on s'ennuie, pour oublier qu'il y a du vide, pour
oublier que nous sommes d'abord des êtres pensants. De pensants nous devenons
des êtres compensants : on compense par automatisme, par impulsion... Il faut
que mon dimanche soit plein. Il ne peut y avoir de place pour le vide. Et on
s'égare, partout, car les lieux de perdition de la pensée sont nombreux.
Dans mon autre pays, les dimanches sont des jours où la
famille se réunit autour du repas de midi. Souvent cela sent la viande grillée
un peu partout, accompagnée de quelques mezzés, d'arak, et pour les plus
hardis, de quelques danses du ventre. Mais là aussi, pauvre est celui qui n'est
pas entouré de famille. Il paraît louche. Au Liban, les histoires d'union sont
souvent grandeur famille: à travers la femme ou l'homme qu'on aime on épouse
aussi sa famille entière. Moi je revendique le droit à l'ennui, le droit à être
déraciné, solitaire, (la solitude n'étant pas l'isolement qui nous met au seuil
de quelque chose). Je revendique le droit à ce que le dimanche s'étire quelque
fois, se languit de lui même.
Et pourtant...
Une envie de rencontrer d'autres vies m'a poussée cette
matinée à aller au jardin du Peyrou où chaque dimanche il y a un marché de
brocantes et quelques bouquinistes. Regarder, palper, admirer des objets
anciens me fait rêver. Je songe à leurs vies antérieures, à celle que je peux
leur donner. Je rêve de décorations possibles, de transformations éventuelles.
J'aime discuter, négocier, apprécier. C'est pour mes yeux des merveilles inavouées
: voilà de petites jumelles en nacre pour l'opéra, une canne sculptée, un tapis
vermeille, une suspension en cristal pourpre, un cendrier opaline en forme de
cœur, des gravures de toutes sortes, des ustensiles de grand mère. Styles et
couleurs se confondent. J'ai craqué pour un livre dont les images sont un pur
ravissement: un livre allemand illustré de magnifiques chaussures, de
véritables œuvres d'art. J'ai également emporté avec moi un serviteur, oui, un
serviteur, en osier, qui fera un petit bar mobile dans un coin de chez moi. Il
a juste besoin de quelques touches de couleurs, un peu vénitiennes à mon goût.
Puis, oh oui... Comment laisser ces petits cristaux rouges que j'imagine
éclairés, diffusant une lumière tamisée, chaude, sensuelle. Chacun de ses
objets a son histoire qu'on peut imaginer, inventer, écrire...être cet objet et
parler de soi en tant qu'objet. Comment en arriver à ce marché, comme dans le
temps un homme, une femme pouvait se retrouver dans un marché d'esclaves. Je redescends l'avenue Foch les bras chargés. J'admire les
façades hausmaniennes. Je m'attarde devant les vitrines chics de cette avenue:
dans ma tête je combine des couleurs, des tissus, des formes. Cette possibilité
simple de rêver me suffit, cette possibilité qu'a le dimanche d'être un jour
ouvert, une possibilité de...
jumelles nacrées
le décolleté
plus échancré
le décolleté
plus échancré
Haïbun 3 :
Depuis plusieurs nuits la vie des ombres qui s'arrête. Le
monde des larmes comme le monde des rêves est étrange. Le temps vacille, comme
la flamme d'une bougie. Le temps devient mon corps perdu dans cette aube qui a
décidé de commencer bien avant l'aube. Je suis l'enfant perdue dans la forêt.
Quand fait-il jour dans les forêts ? Dans la nuit de la chambre, deux points
rouges et des chiffres en lettres qui annoncent le désespoir du temps. Il
avance à pas chargés minute après minute. Tu es là. Je ne me pose pas trop de
questions. Je ne sais pas à quel titre tu es là. Je veux juste croire en cette
présence. Croire est le début de l'espérance et l'espérance est celle des
imbéciles, ceux qui ont besoin de béquilles pour avancer. Dans cette aube
imbécile je suis la boiteuse qui avance dans une forêt de mots non dits. Au
loin, dans la rue, la voix de quelques fêtards, ou de quelques zonards, ou de
quelques insouciants, le bruit d'un camion poubelle. Des voix qui arrivent à
mon corps absurdes comme ce matin qui se réveille un peu trop tôt. Parfois mon
corps devient barricade et rien ne le touche. Mon corps devient barricade et
pour le toucher il faut cette guerre, ce quelque chose qu'il y a dans toute
guerre qui nous maintient intensément dans la vie parce que la mort a le regard
omniprésent. Mon corps est le siège de désirs très contrastés, mais aussi
violents qu'ils puissent l'être, il est aussi le calice de la vérité, de la
sincérité absolue, c'est à dire inconditionnelle, liée à rien d'autre que la
vérité, ma vérité et celle de l'autre. Quand cette vérité se délite, quand la
sincérité n'est pas totale ( je dis corps parce que le corps est tout ), mon
corps se barricade. Dans les alcôves de l'enfer j'ai trouvé parfois la vérité.
Dans les alcôves de l'enfer, mon corps absolu
-
nuit après la nuit
mon corps criblé de trous
repose en paix
mon corps criblé de trous
repose en paix
-
au delà du songe
quelle est cette autre vie
matin plus froid
quelle est cette autre vie
matin plus froid
-
une bougie vacille
les chants de l'Alhambra
guident mes pas
les chants de l'Alhambra
guident mes pas
Texte 4 :
Penser, pour moi, ce n'est pas unifier. Penser, c'est
réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu
privilégié. J'ai une approche un peu phénoménologique de l'écriture, dans ce
sens que ce que j'écris se refuse à expliquer le monde. Mes écrits veulent être
seulement une description du vécu. Dans ce sens, mon écriture rejoint la pensée
absurde dans son affirmation initiale qu'il n'est point de vérité, mais
seulement des vérités. Depuis le vent du soir jusqu'à cette main sur mon
épaule, chaque chose a sa vérité.
Donc quand je parle de vérité, ce n'est pas la Vérité, le
nœud ombilical de la philosophie. C'est la vérité que je détiens au moment où
j'écris. C’est la vérité qui se fabrique par l'écriture elle-même. Et tout
lecteur a ainsi le droit d'y voir, comme dans un appareil de projection, ses
propres images, ses propres vérités. Dans cette lanterne magique, toutes les
images sont privilégiées. Celles de l'écrivant, celles du lecteur... Les mots
sont en dehors de tous les jugements, une autre façon de dire qu’ils peuvent
aussi accepter toute intentionnalité. Le mot, pour moi, n'implique aucune idée
de finalité figée. Un mot est une direction, une tension vers... il n'a de
valeur que topographique.
A son tour, celui qui efface
des images pour en substituer d’autres, est pour moi dans la même démarche.
Tout écrit est d'ailleurs un palimpseste. La prise de pouvoir, est celle du
projectionniste, celui qui laisse à voir, non pas un scénario, mais une
illustration successive et inconséquente. La vérité dont je parle est celle qui
se fixe un instant et d'un coup sur une image, mais le jeu de la conscience,
surtout celle de l'autre peut mettre en suspens l'expérience de cette vérité
Texte 5 :
Hier c'est l'histoire. Demain c'est le mystère. Et
aujourd'hui c'est un cadeau. C'est pourquoi on le nomme le présent. Marie Lloyd
Trois temps me constituent : hier, aujourd'hui et demain. Le présent du passé c'est la mémoire. Il faut savoir la
décharger, l'alléger de tout ce qui l'encombre inutilement. Refuser
complètement son passé, c'est tronquer son être d'une de ses parties
constituantes et fondatrices. Vivre sans cesse son passé empêche d'avancer. Certains se rappellent peut être le sort de la femme de
Noé qui s'est transformée en statut de sel parce qu'elle s'est retournée pour
regarder derrière elle : se refuser de voir l'avenir, autrement dit, ce qui
peut advenir...
Le présent du futur est l'attente. Dans l'attente, il y a
toujours de l'espoir, et dans l'espoir, la vie. Mais si on ne fait qu'attendre,
on oublie d'être. Je vois l'être comme le fruit d'une existence faite par
l'action, un devenir permanent, même si je reconnais qu'au sein de ce devenir
il y a quelque chose de permanent, où je me reconnais, moi être singulier,
différent de l'autre. Devenir comme un sculpteur qui taille la pierre qui nous
fonde pour en faire un joyau ou un ratage complet. Le "deviens qui tu
es" de Nietzsche résume bien la question.
L'attente seule fait de nous des marginaux, des oubliés de
la vie, parce qu'on a oublié entre-temps de vivre, d'agir sur notre vie. On se
retrouve seul sur le quai d'une vie passée dans l'espérance qui, elle, est
différente de l'espoir ; seul dans l'attente d'une autre vie qui arrive. Entre-temps, on rate le présent du présent, l'instant
présent, fragile, mais combien important. La donnée immédiate qui me lie à ce
présent est mon corps et ses sensations, ses perceptions. Mes perceptions
peuvent être fausses, mais comment appréhender ce temps fugace autrement que
par mon corps ?
On peut poser le cogito cartésien comme ce qui me fixe à
cette temporalité : "je pense donc je suis" .
je suis là, maintenant, en train d'écrire, de sentir le
clavier froid sous mes doigts, d'être éblouie par la luminescence de l'écran.... mais
voilà que tout ce que ma conscience conscientise, ce sont les sensations de mon
corps.
Être au présent, dans mon corps, en corps, encore...
Qu'il me serait doux de te côtoyer encore et en corps, ma tendre amie... F.
En lisant ces textes je perçois des moments de vie différents à chaque fois mais qui me parlent par leur intemporalité et leur universalité et cela est très beau ! Ton amie a un style apte au regard de tous !
RépondreSupprimerQuelle est belle cette femme ....Fran ,mettre ton amie dans la lumière du blog qui l'emmène par delà nos contrées est une belle chose .
Oui, ces textes ont été écrits à des moments différents... elle " était" belle car elle nous a quitté en décembre 2015. Merci de l'avoir lue, Patricia...
Supprimerc est magnifique comme elle est omniprèsente dans tous ses textes on l entends ,on l a voit vivre
RépondreSupprimera travers
trés émue de constater a quelle point elle te manque !!!
ton amie Lyly
elle est là, en moi, mais bon, oui, il y a un manque... évident... car nous avions des projets à ma retraite et je devais me rapprocher d'elle... elle le souhaitait tant...
SupprimerMerci Fran de partager ces textes émouvants de ton amie.
RépondreSupprimerMerci Patsy pour l'attention que tu leur as portée...
SupprimerDe très beaux textes Ton amie était très belle, une belle âme qui transparaît dans ses écrits et cette âme vit un peu par toi.
RépondreSupprimerMerci Nicole 😍
SupprimerBelle femme , belle âme , beaux textes vivants et différents, une vraie bonne amie , de celle qui reste à jamais dans les cœurs .
RépondreSupprimerUne rencontre qu’on aimerait tous avoir, merci de l’avoir un peu partagée avec nous Fran.
Merci d'avoir saisi texte et personne au plus près de leur vérité... Un très grand merci pour elle qui vit à travers ces écrits lus avec profondeur...
SupprimerJe ne connais pas cette personne, mais qu'il est prenant de la rencontrer à travers la fore et la puissance de ces mots, ses mots, plutôt, serait plus juste. Ils ne sont pas anodins. Ils sont justes, ils sont posés. chacun d'eux me touche. Juste lire le premier mot et le reste du texte déroule sans accroc. Rien ne vient empêcher leur mission: me pénétrer au plus profond, me bouleverser et m'emmener dans un long voyage. Ô que jai aimé les lire et m'en imprégner. J'y reviendrai comme pour une gourmandise, c'est certain.
RépondreSupprimerA mon avis, les textes de ton amie n'ont de place qu'ici. Il n'y a qu'ici qu'ils seront à leur place de façon pérenne. Ils sont chez eux. Et non pas perdus dans la jungle et les dédales précaires d'un réseau social qui aurait tôt fait de les oublier et les engloutir.
Merci Fran pour cette magnifique rencontre.
Comme elle eût aimé ce retour... Merci, vraiment et profondément... pour elle
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